Apollinaire
Alcools
Le Pont Mirabeau
Il est probable que le Pont Mirabeau ait été inspiré à Apollinaire par la rupture de la liaison qu'il a eue avec Marie Laurencin de 1907 à 1912. Les histoires d'amours d'Apollinaire ont toujours mal fini.
Apollinaire vit à Auteuil (quartier bourgeois de Paris) et a un goût pour le quartier latin. Pour aller d'un quartier à l'autre, il traversait la Seine par le pont Mirabeau. Il s'agit d'un pont métallique sans aucun charme, mais il incarne la modernité à laquelle Apollinaire tient beaucoup. Cet attrait pour les artistes revendiquant la modernité est caractéristique du XIX/XXe siècle.
Forme du poème : 4 strophes, 1 refrain.
On oscille entre la forme ancienne de la poésie (chanson, refrain) et la forme moderne (pas de ponctuation).
I - Le thème du passage
Le pont est à la fois fixe, mais il permet le passage. Il permet à Apollinaire d'une rive à l'autre de la Seine. Il permet aussi la méditation sur l'eau qui coule.
1. Le thème de l'eau
- Présence de la Seine (on la retrouve dans Marie, autre poème d'Apollinaire).
- Le passage de l'eau est évoqué par « coule » et « passe ».
- Ces deux verbes suggèrent le flux d'eau mais s'appliquent aussi à la vie qui s'écoule.
- Le thème de l'eau est le départ d'une autre réflexion : l'idée du passage, l'idée de la continuité. Apollinaire n'a pas inventé ce thème, il date de la Pléiade (XVIe siècle).
- Que cela soit en poésie ou en roman, ce thème revient souvent.
- La psychanalyse pose l'eau comme élément déclencheur du rêve.
2. Le thème du temps
- « s'écoule », « passe » sont communs à l'eau, au temps et à la vie.
a. Expression de la temporalité
- L'essentiel du texte est écrit au présent, un présent qui a des valeurs extrêmement variées/différentes.
- Ce sont souvent des vérités générales
- Coule la Seine. Temps ponctuel.
- Ni le temps ni les amours reviennent. (présent de référence au moment de l'écriture).
- Faut-il qu'il m'en souvienne => Tournure originale
- Restons face à face => Evocation du passé par un présent.
b. Le champ lexical du temps.
- Mesure du temps :
- Vienne la nuit
- Passent les jours - les jours s'en vont.
- Heure. Vienne la nuit sonne l'heure, les jours s'en vont je demeure.
- => référence au balancier de l'horloge dans le rythme de ce vers.
- Passage des jours et des semaines (le temps s'étire, ce que renforce le pluriel).
- Le vocabulaire du temps est à la fois assez abondant et extrêmement simple.
3. L'amour
- « Et nos amours ».
- Ambiguïté de lecture des deux premiers vers : « Faut-il qu'il m'en souvienne » (tournure archaïque). Impératif ? Souhait (que vienne la nuit) ? Regret ? Equivalent d'une concession (bien que la nuit vienne) ? On ne sait pas.
- L'absence de ponctuation accentue l'ambiguïté de lecture.
- Opposition entre : « Les mains dans les mains restons face à face » et l'idée générale dans le texte que l'amour a disparu (ni temps ni amour ne reviennent).
II - L'éternel retour
- On est jamais sûr à 100% de l'interprétation du poème. On ne fait jamais le tour du poème. Là, pourtant, on est sûr qu'il y a une idée d'éternel retour.
1. La forme du poème.
- Le premier vers et le dernier vers de la dernière strophe sont identiques (=> Idée du poème cyclique très présente dans Alcools : on peut recommencer le poème à l'infini.).
- Le refrain est répété trois fois.
- La musique des vers suggère la régularité d'une horloge.
2. L'image du retour
- Emploi de l'imparfait « venait » (répétition) renforcé par « toujours ». Alternance des moments de malheur et de bonheur.
- La joie venait toujours après la peine => Evocation heureuse du passé.
3. Le thème du souvenir
- Le mot revient à plusieurs reprises : « Faut-il qu'il m'en souvienne »
- Dans « Mai » (autre poème d'Apollinaire), le retour en arrière rend le passé éternel (arrêt du temps en regardant en arrière).
- Ici, on a pas d'arrêt du temps, mais plutôt ralentissement. Le souvenir ramène le passé dans le présent et le fait se prolonger.
- L'ambiguïté sur « vienne la nuit, sonne l'heure » fait hésiter le lecteur : Apollinaire souhaite-t-il que le temps passe, ou refuse-t-il ce passage ?
4. La répétition
- Répétition des mots : « passent les jours, passent les semaines », « viennent », « reviennent », « comme la vie est lente et l'espérance est violente ». Répétition de « comme », homonymie : « lente », « violente ».
5. Les rythmes
- Dans une première version, Apollinaire pensait faire des décasyllabes. Ici, la deuxième syllabe de chaque strophe est coupée en deux : 10 / 4 / 6 / 10. Mise en évidence de certains termes, puisqu'il faut respecter la pause.
III - L'expression de la souffrance
- Dans ce poème, la tonalité est difficile à définir.
- On tourne autour de l'élégie : il s'agit d'une plainte plus forte que le lyrisme.
- Les ambiguïtés de lecture et les formulations archaïques n'aident guère à le déterminer.
1. Confrontation entre la fuite du temps et les jours heureux.
- On retrouve ce thème chez Hugo, Lamartine, Musset : « Il n'est pire misère qu'un souvenir heureux dans un jour de malheur ».
- Confrontation entre des souvenirs heureux le présent malheureux : fin d'amour.
2. Thème de l'amour perdu
- Le mot « amour » est répété 4 fois.
- De même, l'image du couple est très présente : « Les mains dans les mains », « Le pont de nos bras ».
- Opposition entre adjectifs possessifs et pronoms : « nos bras », « je demeure ».
3. Opposition entre passage et permanence
- Elle se fait par des images concrètes mais qui sont chargées de symboles.
- Le pont est fixe et s'oppose à l'eau : « Sous le pont de nos bras passe » => Idée de ralentissement.
- Même expression dans « les jours s'en vont, je demeure ». Alors que la permanence est positive généralement, Apollinaire veut à la fois échapper au temps et veut aussi que celui-ci aille plus vite : paradoxe.
4. La tonalité élégiaque
- Elle s'exprime par la musicalité du poème qui s'apparente à une chanson.
- On peut voir des sonorités douces (« passent les jours, passent les semaines »).
- Des sonorités reviennent.
Conclusion : Le Pont Mirabeau est un des plus beaux exemples de la poésie d'Apollinaire qui renoue avec le lyrisme traditionnel dans le choix des thèmes. En revanche, il en donne une expression toute personnelle, mêlant à la fois les innovations dans le choix des images , une versification à la fois rigoureuse et originale et une tonalité pas toujours facile à cerner.