DISSERTATION

 

Sujet : Définiriez-vous, d’après la pièce étudiée cette année, la comédie du XVIIIe siècle comme une comédie d’intrigue où un valet à l’esprit inventif fait rire parce qu’il tire les ficelles et dupe ses maîtres ?

 

 

Par ses trois "comédies insulaires", Marivaux a apporté à son siècle une nouvelle manière d'exposer ses idées, en utilisant le concept de la vie utopique sur un bout de terre perdu. Contestataire modéré des institutions en place, il préfère utiliser ce procédé plutôt que d’employer la méthode " classique " de ses prédécesseurs et de ses contemporains, consistant à mettre en place une comédie basée sur son canevas, dans laquelle le valet dupe le maître grâce à son habileté. " L’Île des Esclaves ", la première de ses pièces exploitant cette notion, l’utilise pour montrer ses idées humanistes et ses désaccords par rapport à sa société.

On peut ainsi s'interroger sur la réelle nature de cette pièce. Reste-t-elle une comédie d’intrigue ? Si non, qu’est elle ? Pour répondre à cette question, il est aussi nécessaire d’étudier les procédés employés par le dramaturge dans l’énonciation de sa satire, ainsi que l’emploi et les rôles du comique, qui fait de cette œuvre contestataire un divertissement presque "populaire".

 

 

La trame de " l'Île des Esclaves " comporte divers aspects. Il importe de bien discerner ses composants, et de déterminer ses rôles.

 

Rappelons tout d’abord les divers types d’éléments qui la composent. Dès la première scène est exposé le principal fait, fruit du hasard : le naufrage de maîtres et de leurs servants. Le destin ne jouera ensuite plus aucun rôle : les hommes créeront seuls leur histoire. Le maître de l’île présentera ses lois, les maîtres avoueront leur faute, les valets les critiqueront et tout rentrera dans l’ordre. Tout cela se déroule sur une place floue et à une époque à peine déterminée par la citation de la ville d’Athènes.

 

Le simple fait que deux couples maître/valet échouent sur cette terre constitue donc le " prétexte " de la pièce. On voit ainsi se profiler deux manières de considérer l’intrigue : d’un côté elle est extrêmement importante puisqu’elle est la cause primordiale de l’œuvre. Sans cette fameuse île, et conséquemment le "cours d’humanité" de Trivelin, rien n’aurait eut lieu. D’un autre côté pourtant, cette même intrigue est extrêmement dépouillée si on la compare à ses contemporaines comme dans " Le Mariage de Figaro " : elle comporte seulement cinq personnages, dont les caractéristiques sont similaires deux à deux, la pièce est très courte, les repères spatio-temporels peu définis, le déroulement de l’action prévisible…L’artifice de l’utopie est exploité à 100%, et permet de poser sans soucis les bases de l’action. Ainsi, on peut considérer en quelque sorte être en présence d’un théâtre d’intrigue inhabituel : si il est vrai que sa raison d’être est basée sur un canevas initial, celui-ci ne sera que très peu étoffé pendant le déroulement de la pièce.

 

C'est donc sur un bien maigre concours de circonstances que s'échafaudera en très grande partie l'intrigue. L’utilisation du procédé facile de l’utopie, pouvant êtres considéré comme un "bâclage" de la trame scénaristique, est sans doute motivé par plusieurs facteurs. D'une part, Marivaux ne désirait probablement pas s'étendre inutilement sur un scénario plus complexe, et qui aurait fait perdre à cette pièce sa légèreté si caractéristique. De plus, la petitesse volontaire de la comédie provoque forcément un sacrifice d'un de ses constituants. Enfin, le caractère purement détaché de l'opinion marivaudienne est tout à fait en accord avec le lieu présenté, indéfini, complètement immatériel et hors du temps : l’universalité de l’humanisme est ainsi mis en exergue. On peut aussi considérer l’imprécision spatiale comme un autre subterfuge des auteurs de l ‘époque pour échapper à la censure (il ne faut pas négliger qu’en ces temps, l ‘égalité originelle entre les hommes, proclamée dans la pièce, était loin d’être reconnue).

 

Cette organisation si déséquilibrée de l’intrigue, et surtout sa simplicité globale, suggère une comparaison avec un conte pour enfants. En effet, on retrouve des similitudes entre ces deux genres de textes : la présence d’une situation initiale (non traitée directement, mais largement énoncée lors de la critique des maîtres lors des scènes 3 et 5), d’un événement perturbateur (le naufrage), une suite de péripéties et un dénouement heureux. La morale humaniste y gagne de nouveau, en glorifiant ce noble parcours vers la sagesse, et la pièce entière acquiert comme une dimension de vérité divine, universelle.

 

 

Malgré sa simplicité, l’intrigue peut néanmoins avoir des rôles assez important, aussi bien au niveau de l’épanouissement des personnages que de la communication des pensées de Marivaux.

Vis-à-vis des personnages eux-mêmes, l’intrigue a le rôle essentiel de faire suivre le cours d’humanité qui, comme on le verra à la scène 11, ne s’appliquait pas seulement aux maîtres. Ils quitteront l’Île totalement changés, humbles, respectueux, raisonnables ; bref, ils auront bien profité de " leur jour le plus profitable ". Ils auront en effet affronté beaucoup de tentations malsaines comme la vengeance, la cruauté et même l’envie de meurtre (lorsque Iphicrate menace Arlequin de son épée lors de la première scène). " La vertu a arrangé tout cela ", comme le dit Arlequin lui-même. Et la morale de l’humanisme y gagne encore.

En effet, comme nous l’avons déjà en partie remarqué, l’intrigue sert aussi énormément la doctrine humaniste que plaide son auteur. Ce soutient s’exprime de plusieurs manières. D’une part, le déroulement extrêmement positif de l’expérience de la " thérapie " imposée par Trivelin met en valeur la capacité de l’homme à se corriger et ses qualités de cœur. Mais au-delà d’une simple éloge, c’est toute une série de conseils que prodigue Maurivaux : celui d’être juste avec son prochain, quand Iphicrate avoue avoir battu à tort Arlequin, celui d’oublier sa rancœur, lorsque Trivelin défend aux valets de se venger, ou encore celui de devoir céder à la pitié, au moment où Arlequin remet à sa place son maître. C’est l’auteur lui-même, et non son porte-parole le dirigeant de l’Île, qui donne une leçon d’humanité. Par opposition au procédé maintes fois repris du théâtre dans le théâtre, la pièce se trouve en réalité être une prestation en dehors de la scène, menée par Marivaux et ayant pour but direct son lecteur ou son spectateur. On assiste ainsi à un emboîtement des échelles de jeu, art dans lequel il est passé maître.

 

 

 

 

Ainsi, l’intérêt de " l’Île des Esclaves " ne se situe pas dans sa trame scénaristique, mais au contraire dans les opinions qu‘elle expose. Malgré son éloge de l’homme en général, Marivaux émet de lourdes critiques envers ses contemporains et son temps: sa pièce apparaît donc aussi comme une comédie de mœurs et une comédie sociale.

 

Les personnages " acteurs " de la pièce (les deux couples maître/esclave) ont tous des habitudes ou des caractères critiquables, qui sont tous plus ou moins passés en revue de manière à ce qu’ils aient disparu à la fin de leur "thérapie". Ces vices sont tantôt pleinement exposés, ce qui est généralement le cas pour ceux des maîtres, et tantôt à peine suggérés.

 

Leur nature même est ainsi reprochée aux maîtres ; la leçon d’humanité a pour étudiants  " les durs, les injustes, les superbes ". De par leur supériorité sur leurs esclaves, ils sont souvent critiqués pour la manière dont ils les traitaient jadis, et particulièrement pour les dénominations qu’ils leur attribuaient : " Je n’ai que des sobriquets qu’il m’a donné ", " Je reconnais ces messieurs à de pareilles licences. ", " On a bientôt dit des injures à ceux à qui on peut en dire impunément. ".

 

Mais c’est lors de la satire des maîtres par leurs servants que leurs défauts sont le plus mis en lumière.

Euphrosine, en particulier, appartient à un genre de femmes que Marivaux semble avoir en horreur : la coquette. Durant toute la troisième scène, son esclave fera son portrait qui, s’il peut paraître caricatural au premier abord, est finalement très proche de la réalité. Aucun de ses défauts ne passe au travers des mailles du filet de la critique de Cléanthis. Profitant de l’invite de Trivelin " Vaine, minaudière et coquette … Cela la regarde-t-il ?. " et appuyée par l’utilisation du discours direct, ce qui rend son argumentation plus convaincante, elle énumère : oui, sa maîtresse est vaine, minaudière, coquette, narcissique, déraisonnable, égocentrique, menteuse, lunatique… Par plusieurs exemples de sa vie antérieure en sa compagnie, elle illustre ses arguments et donc tous ces défauts. Avec l’effondrement de la coupable apparaît son dernier vice : le refus de s’assumer, que l’on retrouvera plus tard lorsqu’elle refusera de tout reconnaître.

La critique d’Iphicrate par son esclave est moins brutale et moins douloureuse, ce que Marivaux explique à travers Trivelin comme étant dû à la plus grande "force" de son sexe. Mais les reproches restent néanmoins vif : une tirade de dix lignes d’Arlequin le présente comme " étourdi, dissipe-tout, bon emprunteur, mauvais payeur… ".

Ces reproches adressés aux maîtres nuisent également à ceux qui les ont proférés car, malgré la prière de Trivelin " Doucement, point de vengeance ", Cléanthis en particulier a profité de sa position de force pour prendre une partie de sa revanche. Selon Marivaux, visiblement, les femmes en général sont davantage sujettes à être tentées par un "mauvais caractère", une sorte d’antihumanisme.

 

Au delà des personnes physiques de son époque, Marivaux se moque aussi des courants ou des rites amenant le ridicule, comme dans la sixième scène où le code de séduction noble est mis à mal.

Les deux esclaves étant devenus les maîtres, entreprennent de réaliser une véritable parodie de ce qu’eux-mêmes ont observé maintes fois : une scène galante. Le rituel est scrupuleusement respecté : le langage est soutenu à outrance, les yeux sont utilisés pour séduire, Arlequin s’agenouille… Mais pour dégrader cette scène de badinage superficiel, ce dernier rit quand il réussit son effet, alors que Cléanthis doit réellement organiser la scène pour qu’elle soit réussie, ce qui souligne son caractère artificiel.

Si le comportement noble est singé, Marivaux critique aussi implicitement les esclaves. En effet, d’une part, ce passage révèle l’influence culturelle et même intellectuelle que les maîtres exercent sur les serviteurs, qui dans tous les cas, est néfaste pour eux. D’autre part, ils cèdent tous les deux au plaisir de la cruauté lorsqu’ils décident de former des couples contre la volonté de leurs anciens maîtres à la fin de cette même scène.

Cléanthis, en particulier, et peut-être une fois de plus à cause de son sexe, tient absolument à ce que la scène soit réussie. Son comportement est calqué sur celui de sa maîtresse, elle est comme fascinée par le train du grand monde, ce qui laisse planer un doute sur son adhérence réelle à l’opinion égalitaire de son créateur.

 

Finalement, seul Arlequin le joyeux philosophe, critique raisonnable, quittera la scène sans qu’un grand vice ne lui soit associé.

 

 

 

Si les personnages en eux-mêmes ont des défauts certains, la société du siècle de leur auteur en a de beaucoup plus graves. Grâce à la transposition de l’action sur une île déserte et dans l’antiquité, Marivaux peut presque librement s’exprimer au sujet des problèmes qu’il n’aurait pas pu aborder en France à son époque.

 

C’est principalement à travers le personnage de Trivelin que s’exprime, si ce n’est la critique, du moins le constat négatif de l’état des choses. Dès sa première apparition, lorsqu’il rappelle l’histoire de ses ancêtres les esclaves révoltés, il affirme déjà implicitement que la différence entre maîtres et valets ne devrait pas être. De plus, il réplique lors de la scène finale : " La différence de condition n’est qu’une épreuve que les dieux font sur nous, je ne vous en dit pas davantage ". Cette anormale disparité est par conséquent basée sur des artifices sur lesquels portera en partie l’épreuve : le changement des identités, des noms et des habits, ainsi que la transformation du langage et des manières en font partie. En inversant entre les personnages ces symboles de pouvoir ou de faiblesse, il insiste sur leur futilité, tout en rendant la transformation plus véridique.

De plus, Marivaux constate la nette contradiction entre la dignité sociale et la valeur morale des individus, et expose l’illégitimité d’un pouvoir basé sur la naissance. On retrouve pourtant une autre relation entre l’humanité et le rang : il semble que la condition inférieure préserve les consciences du fléau de l’amour propre, à l’opposé de la condition privilégiée qui favorise la vanité, et abaisse ainsi moralement l’homme. En effet, avec la croissance du sentiment de supériorité chez les esclaves, ils deviennent de plus en plus mauvais alors que leurs maîtres souffrent et s’amendent.

 

Ce que le dramaturge constate donc avant tout est le manque d’humanité et de logique de sa société. Pourtant, Marivaux n’est pas révolutionnaire, du moins il ne le montre pas ; il est plutôt un moraliste clairvoyant qui désire plus de raison dans la hiérarchie et les rapports humains.

 

 

 

 

Malgré son lourd bagage de considérations et de critiques, " l’Île des Esclaves " est loin d’être seulement un essai philosophique. Le comique, avec ses formes et ses rôles divers, en fait également une comédie dans le sens premier du terme : une œuvre théâtrale qui excite le rire.

 

On retrouve donc ici le comique sous ses diverses formes, des plus traditionnelles aux plus élaborées. Le simple fait d’employer Arlequin, le valet naïf et un peu balourd de la comedia dell’arte, annonce dors et déjà le double rôle de ce personnage. C’est d’ailleurs grâce à lui que nous trouverons une pièce s’apparentant en partie à la farce : il est l’unique acteur du comique de gestes (" il prend la main de son maître et danse "), du comique de comportement (" Oh, oh, oh, oh … je m’applaudis. "), du comique de vocabulaire (" voilà encore une licence qui lui prend ") …Sans lui, la pièce aurait perdu sa légèreté et aurait pu être une tragi-comédie.

D’autres formes de comique, moins burlesques, viennent s’ajouter à celles-ci. Le déguisement des personnages, qu’il porte sur les noms ou sur les vêtements, peut également prêter à rire, ainsi que la maladresse des esclaves étant devenus les maîtres à adopter un langage noble (amenant des lapsus, volontaires ou non). Enfin, bien que principalement poussé par la vengeance, l’esprit de répartie de Cléanthis, lors de la scène de satire de sa maîtresse, peut être considéré comme comique.

 

On peut naturellement distinguer deux grands rôles pour le comique dans la pièce. Le comique innocent, incarné par Arlequin, n’a parfois d’autre but que de faire rire son spectateur. En revanche, il a de temps à autres d’autres objectifs moins innocents : il peut aussi être parodique et satirique.

Arlequin et Cléanthis utilisent fréquemment l’arme du comique pour se venger de leurs maîtres. Le premier, par une condescendance cuisante entre autres (lorsqu’il lance " Je ris de mon Arlequin qui a confessé qu’il était un ridicule "), et la seconde, par la singerie (lors de sa perpétuelle scène de critique), les mettent à mal.

De plus, Marivaux utilise ce même instrument dans le but d’appuyer sa critique sur les deux grands thèmes : on peut par exemple citer la scène galante et précieuse du grand monde, complètement détruite par l’amusement stupide d’Arlequin, ou encore le fait que l’évocation du gourdin, symbole de la soumission dans la scène première, soit faite lors une boutade de ce même personnage.

On peut aussi voir un autre rôle au comique , extérieur à la pièce elle-même : dans le but que le message de Marivaux passe le mieux possible, il est préférable en effet de réaliser un compromis entre l’amusement et la préoccupation. Si le comique était absent, la pièce n’aurait pas fourni de divertissement, et n’aurait ainsi pas touché son public, proche du niveau populaire.

 

 

 

Ainsi, il est ardu de affubler à " l’Île des Esclaves " une étiquette précise. La pièce ne peut guère être considérée comme une comédie d’intrigue, dans le sens où le canevas, malgré sa prépondérance, ne peut être d’aucune sorte son intérêt principal. La déterminer comme une comédie sociale est probablement plus juste, bien qu’il soit assez difficile d’établir clairement une frontière entre les problèmes de la société et ceux des mœurs. L’élément comique se doit également d’avoir une place dans la dénomination : certes, au contraire des pièces de la même époque, les valets ne tirent pas réellement les ficelles de l’intrigue, mais participent activement à la rendre comique, donc abordable pour tous.